OTTAWA – Source – LE DEVOIR- Trois jours à peine avant le retour officiel de Donald Trump à la tête des États-Unis, l’incertitude et l’anxiété régnaient encore à Ottawa. Personne, ni au gouvernement canadien ni dans l’entourage du futur président américain, ne pouvait prédire avec certitude ce que ce dernier annoncera au premier jour de son retour à la Maison-Blanche… et ce qui adviendra de sa menace de tarifs douaniers de 25 % sur les produits canadiens.
Vendredi, la ministre fédérale des Affaires étrangères, Mélanie Joly, admettait être encore dans l’inconnu malgré ses récentes rencontres avec des dirigeants du gouvernement américain. « Je pense que la décision n’est pas encore prise. Et que la seule personne qui [connaît] la décision, c’est le président [désigné] lui-même », a-t-elle confié en conférence de presse depuis Washington.
Donald Trump aurait préparé une liste de plus de 100 décrets présidentiels à signer dès les premiers jours de son second mandat, selon les informations de nombreux médias américains. Ces décrets viseraient notamment l’immigration, le contrôle de la frontière sud des États-Unis, les questions de genre dans les écoles ainsi que sa fameuse menace tarifaire contre le Mexique et le Canada.
Or, personne ne sait encore à quels dossiers il décidera de s’attaquer en premier.
« Même les sénateurs et les représentants républicains, ainsi que d’autres personnes proches [du gouvernement en attente de Donald Trump], n’ont pas une idée claire de la nature que pourraient prendre les tarifs », indiquait jeudi le ministre fédéral de l’Énergie, Jonathan Wilkinson, qui venait lui aussi de rencontrer des sénateurs et des représentants américains.
Le degré de secret entourant les plans de lundi n’est en rien exagéré, confirme une source bien au fait des discussions dans l’entourage du président désigné. Les personnes « même très proches » de M. Trump n’excluent pas qu’il change d’idée à la dernière minute, indique-t-elle au Devoir. Selon cette même source, sa menace tarifaire pourrait encore évoluer, tant en matière de tarif (plus ou moins élevé que 25 %) que dans son mode d’application (généralisé ou seulement sur certains produits).
Le premier ministre Justin Trudeau et son cabinet tiendront d’ailleurs lundi une retraite de deux jours en Outaouais lors de laquelle ils prendront connaissance des premières actions du nouveau président.
Si M. Trump met à exécution sa menace dès lundi, Ottawa se dit prêt à mettre en place des contre-tarifs douaniers sur-le-champ, selon deux sources gouvernementales. Une période de consultation devra toutefois avoir lieu avant de pouvoir les instaurer officiellement.
La ministre Mélanie Joly a aussi affirmé qu’une deuxième et une troisième ronde de contre-mesures douanières sont prévues si une guerre tarifaire devait se mettre en branle.
Cette riposte est par ailleurs inévitable pour les Américains, estime Raymond Chrétien, conseiller stratégique au cabinet d’avocats Fasken et ancien ambassadeur du Canada à Washington. « Le Canada ne pourrait pas accepter des tarifs américains sans imposer des contre-tarifs. Quand j’ai été impliqué dans la gestion du dossier de l’aluminium, il y a quelques années, ils nous ont imposé un tarif, puis on a répliqué tout de suite. C’est dans la nature de ce genre de décision », rappelle-t-il.
Trop d’efforts de prévention ?
Huit semaines après que Donald Trump eut annoncé son intention d’imposer des tarifs de 25 % sur les produits canadiens et mexicains, force est de constater qu’Ottawa a trop compté sur la prévention de leur mise en place, déplore l’ex-ambassadrice et ancienne représentante permanente adjointe du Canada à l’Organisation des Nations unies, Louise Blais.
« Nos politiciens se résignent un peu, après avoir fait plusieurs démarches, [au fait] qu’en réalité, ça n’a pas l’air d’avoir fonctionné. On semble se diriger vers un régime tarifaire d’une forme ou d’une autre », dit-elle en entrevue au Devoir.
Le gouvernement canadien s’était rapidement activé pour apaiser les frustrations du président désigné, qui exigeait notamment que le Canada et le Mexique freinent l’afflux d’« immigrants illégaux » et le trafic de drogues à leurs frontières. Trois jours après l’annonce des intentions de Trump, le ministre Dominic LeBlanc, alors responsable de la Sécurité publique, avait annoncé l’ajout d’hélicoptères, de drones et de personnel à la frontière canado-américaine. Le lendemain, le premier ministre Justin Trudeau se rendait lui-même à Mar-a-Lago pour rencontrer le président désigné des États-Unis. C’est là que la fameuse blague sur l’annexion du Canada comme 51e État américain a été lancée pour la première fois.
Si Mme Blais reconnaît qu’il était nécessaire de faire des efforts pour éviter l’imposition de tarifs, elle estime que trop d’énergie y a été consacrée — et pas assez à la préparation de l’économie canadienne au pire, notamment dans le milieu des affaires.
« Je pense qu’il y a eu un petit peu trop d’espoir au début, comme quoi on allait réussir à éviter les tarifs. Je pense que c’était une mauvaise lecture du contexte américain et de Donald Trump lui-même », lâche-t-elle.
Penser au-delà des tarifs
Pendant que le monde entier a les yeux rivés sur la question des tarifs douaniers, plusieurs acteurs du milieu diplomatique appréhendent également une autre série d’annonces qui pourrait faire mal. « C’est normal que les tarifs aient retenu beaucoup d’attention, […] mais je pense qu’on manque un peu le bateau quand on ne suit pas les autres mesures qu’il va prendre, qui sont plutôt d’ordre national et domestique », indique l’ex-ambassadrice Louise Blais.
Dès lundi, Donald Trump pourrait annoncer des mesures visant à renforcer la concurrence des entreprises du pays, notamment par la déréglementation ou la réduction des taxes sur les sociétés. Et Ottawa n’a malheureusement que peu de leviers sur de telles mesures domestiques américaines, explique Mme Blais. « C’est beaucoup plus difficile pour le Canada d’obtenir des concessions. »
L’ex-diplomate s’inquiète aussi de constater que ces questions ne semblent pas avoir été abordées à la réunion pancanadienne de mercredi, lors de laquelle tous les premiers ministres des provinces et des territoires étaient réunis à Ottawa pour discuter de la riposte. « Ils ont été très concentrés sur les contre-mesures, mais très peu sur ce qu’on fait pour donner une chance à nos entreprises de passer à travers ce nouveau régime tarifaire. […] On dirait qu’on ne fait pas nos devoirs », dit-elle.
Des tarifs douaniers américains de 25 % pourraient réduire le PIB du Canada de 2,6 % et coûter en moyenne 1900 $ par an aux ménages canadiens, selon les estimations de la Chambre de commerce du Canada. Plus de 9300 sociétés du Québec exportent vers les États-Unis.
Un tournant diplomatique
L’arrivée de Donald Trump à la présidence des États-Unis marque certainement un nouveau tournant pour les relations canado-américaines, d’autant que les menaces tarifaires actuelles ne pourraient être que les premières d’une série en tous genres, estime une source au fait des discussions à Washington.
Le futur président américain est bien au fait que ses menaces tarifaires constituent un moyen de pression « redoutablement efficace » et pourrait les utiliser à différentes sauces afin d’obtenir de nouvelles concessions. Cette source ne s’étonnerait pas que M. Trump les agite pour inciter certains pays alliés à augmenter leurs dépenses militaires, par exemple.
Cette nouvelle dynamique avec nos voisins du Sud se déploie alors que le Canada traverse une période d’instabilité politique marquée par la démission annoncée du premier ministre Justin Trudeau et, dans les semaines à venir, par la course pour désigner son successeur et par des élections fédérales qui devraient conduire à un changement de gouvernement.
Le chef conservateur Pierre Poilievre, dont le parti est largement en tête dans les sondages, n’a pas pris part à la préparation de la riposte qu’orchestre le gouvernement actuel. Il n’exclut pas de riposter au président américain avec des tarifs douaniers s’il devient premier ministre du Canada, mais il n’a toujours pas précisé son plan à cet égard. « Si M. Poilievre est élu, il va devoir — et il le sait — consacrer beaucoup de temps à la gestion de cette relation. Peu importe qui sera élu, ça va s’imposer comme un dossier prioritaire », indique Raymond Chrétien, ancien ambassadeur du Canada à Washington.
« C’est rocambolesque, ce qui va se passer cette année. […] C’est toute l’architecture internationale, politique et économique qui risque d’être remise en question par M. Trump. C’est la planète entière qui est un peu sur le qui-vive », conclut le diplomate.