Saturday, April 20, 2024
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Haïti: une langue nationale, deux langues officielles

D’une manière générale, on désigne sous le nom de langue nationale une langue regardée comme la langue principale d’une nation et le véhicule de son identité culturelle et politique. Par exemple, le japonais peut être considéré comme la langue nationale du Japon car c’est la langue principale du pays et c’est elle qui porte son identité culturelle ; l’allemand peut être  considéré comme la langue nationale de l’Allemagne car c’est la langue principale du pays et c’est elle qui véhicule son identité culturelle.

D’une manière générale, on désigne sous le nom de langue nationale une langue regardée comme la langue principale d’une nation et le véhicule de son identité culturelle et politique. Par exemple, le japonais peut être considéré comme la langue nationale du Japon car c’est la langue principale du pays et c’est elle qui porte son identité culturelle ; l’allemand peut être  considéré comme la langue nationale de l’Allemagne car c’est la langue principale du pays et c’est elle qui véhicule son identité culturelle.
D’autre part, une langue officielle est celle qui est désignée par un gouvernement pour des besoins officiels au niveau national, par exemple dans les services gouvernementaux, les tribunaux, les documents administratifs, les institutions scolaires, etc. En règle générale, la langue officielle est aussi la langue nationale. (Longman Dictionary of Applied Linguistics 1985 : 187). Mais, ce n’est pas toujours le cas, spécialement dans les sociétés post-coloniales.  Par exemple, avant mars 1987, ce n’était pas le cas en Haïti où le français, devenu langue officielle d’Haïti seulement en 1918 sous l’occupation américaine, n’était pas forcément considéré par la majorité des Haïtiens comme la langue nationale. (Je me demande même s’il a jamais été considéré comme la langue nationale par les Haïtiens).  Il ne l’est pas toujours et ne le deviendra peut-être jamais mais le kreyòl qui a toujours été considéré comme langue nationale (implicitement ou explicitement) par la majorité des locuteurs haïtiens est devenu par la Constitution de 1987 l’une des deux langues officielles  d’Haïti.

Présentée de cette façon, la question parait extrêmement simple (bien que la problématique langue nationale / langue officielle reste assez complexe) et ne conduit à aucune discussion. En fait, certaines personnes dans différentes communautés haïtiennes de l’émigration se sont saisies de cet état de fait apparemment simpliste  pour défendre une nouvelle dénomination de la langue parlée par tous les Haïtiens nés et élevés en Haïti qu’elles voudraient appeler « haïtien » au lieu de l’appellation « kreyòl » plusieurs fois centenaire (je ne suis pas au courant de tentatives similaires qui ont été entreprises par des Haïtiens vivant en Haïti même). Pour ces personnes, puisque la langue parlée en France s’appelle le français, que la langue parlée en Espagne s’appelle l’espagnol, que la langue parlée en Italie s’appelle l’italien…, la langue parlée par les locuteurs haïtiens, disent-elles, ne doit pas s’appeler « créole » mais « haïtien ». Il y a même certaines personnes qui n’en démordent pas et veulent faire croire que, officiellement,  le véritable nom de notre langue nationale est « l’haïtien ». Evidemment, nous sommes alors en plein délire puisque la Constitution de 1987 écrit ceci  noir sur blanc dans son article 5 : « Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune : le créole.  Le créole et le français sont les langues officielles de la République. » Pour ceux qui sont prêts à me contredire, je signale que cette référence est facilement vérifiable en tapant « Constitution d’Haïti » sur le moteur de recherche Google.

Dans cet article, nous ne retournerons pas sur cette discussion[i] per se. Nous tacherons en fait de montrer que le processus qui a conduit à cette similarité entre le nom de la langue et celui de la nation  dans un certain nombre de pays européens contient une dimension historique particulière à ces sociétés, dimension qui ne peut en aucun cas être mise sur le même plan que la fabrication de l’appellation « haïtien » pour désigner la langue parlée par les locuteurs qui vivent en Haïti.

Pour le linguiste Daniel Baggioni (1997) qui a écrit plusieurs ouvrages sur les langues créoles, le multiculturalisme et l’histoire des idées linguistiques, le concept de langue nationale est un concept né avec les Etats-nations modernes (Baggioni 1997a :189). Pour lui, on ne peut comprendre la question des langues nationales en Europe « qu’en rapport avec la problématique du rapport entre langue et nation, qui elle-même doit être éclairée par une réflexion historique. » Baggioni soutient que la formation des langues nationales en Europe est intimement liée à la construction des Etats. Baggioni distingue « deux étapes dans la construction des plus anciens Etats-nations européens. » La première étape, selon lui, est « caractérisée par le renforcement étatique et la stabilisation d’Etats territoriaux à partir du XVème siècle, mouvement parallèle à l’émergence de langues communes associées aux pouvoirs politiques, s’imposant par étapes dans des domaines (religion, administration, droit, sciences) où jusque-là régnait le latin, langue universelle de la communication savante. Mais on ne peut parler de langue nationale pour ces langues communes qu’à partir du début du XIXème siècle, avec l’essor d’un nouveau type de formation sociale : l’Etat-nation moderne, qui vise à l’homogénéisation linguistique du territoire, repose sur le principe plus ou moins étendu de la souveraineté populaire et détermine, dans les populations mobilisées par l’idée nationale, une loyauté linguistique étrangère à l’esprit des siècles précédents, puisque l’usage des langues communes ne concernait qu’une mince couche sociale. » (Baggioni 1997a : 189).

Dès lors, la langue fait corps avec la formation sociale nouvelle, le concept de citoyen marche de pair avec la notion primordiale de nos jours de loyauté linguistique.  L’idée de langue nationale, d’identité entre la nation et la langue s’impose de plus en plus dans les sociétés européennes qui connaissent presque toutes d’ailleurs une révolution à cette époque. Baggioni (1997a : 190) explique que « pour la France, ce titre de langue nationale a été symboliquement acquis très tôt (sous la Révolution) pour le français, mais il n’entre vraiment dans les faits, en ce qui concerne l’extension géographique et sociale, qu’au début du XXème siècle, avec la généralisation de l’école obligatoire et à la suite du grand brassage de populations pendant la guerre de 14-18. » Baggioni explique aussi que, « pour l’allemand, la réalité de son extension dans l’espace social est plus précoce, du fait d’une alphabétisation très en avance sur la « grande Nation » ; elle précède l’unification politique, qui se veut parachèvement du processus de construction nationale. Quant à « l’italien national », malgré les illusions nées de l’Unité italienne à partir de 1866, il n’est devenu réalité que dans la deuxième moitié du XXème siècle. »  

Donc, l’argument selon lequel la dénomination  kreyòl doit être jetée aux poubelles et remplacée par celle d’ « haïtien » suivant ainsi les appellations « français », « allemand », « italien »…ne repose sur aucune base solide et n’est que pure fantaisie. Il faudra certainement trouver un argument beaucoup plus systématique, beaucoup plus étoffé, si toutefois il existe, pour défendre l’appellation « haïtien ». L’identité entre le nom de la langue et le nom de la nation relève d’une dimension historique qui s’est construite et s’est épanouie en Europe au cours du dix-neuvième siècle. À peu près à la même époque, Haïti construisait sa propre Histoire dans des conditions plus ou moins semblables mais dans des dimensions plus épiques. Il faut bien comprendre le caractère éminemment secondaire de la nouvelle dénomination linguistique que certains s’acharnent à monter en épingle. Le changement de nom que défendent certains compatriotes n’est qu’une illusion, d’autant plus que c’est exactement la même réalité linguistique qui se révèle sous les deux appellations. Ce qui est important à retenir, c’est « la transformation de la langue commune en langue nationale, emblème d’un Etat-nation de type moderne ». Ce modèle occidental a pu être refait dans certaines formations sociales asiatiques (Japon, Corée, Chine, Indonésie, Malaisie…) mais l’uniformisation linguistique sur le plan géographique et social qui dépend en premier lieu de politiques d’alphabétisations réussies n’a jamais été tentée par les différents gouvernements qui se sont succédé au pouvoir en Haïti. Il aurait fallu pour cela un Etat fort, visionnaire et stable mais on n’a jamais eu un tel type étatique en Haïti. Selon le politologue haïtien Robert Fatton, professeur dans le département de Gouvernement et d’Affaires étrangères à l’Université de Virginie, l’Etat haïtien est historiquement  un Etat prédateur : « The Haitian State has historically represented the paradigmatic predatory state. » Citant Douglas North, Fatton  explique que l’État prédateur agissant comme le représentant d’un groupe ou d’une classe « functions primarily to extract income from the rest of the constituents in the interest of that group or class. It enforces a set of property rights that maximizes the revenue of the group in power, regardless of its impact on the wealth of the society as a whole …[and] regardless of its effects upon efficiency. » (Fatton 2002: 27). (fonctionne en premier lieu pour soutirer de l’argent du reste des constituants dans l’intérêt du groupe ou de la classe qu’il représente. Il impose un ensemble de droits de propriété qui porte au maximum les revenus du groupe au pouvoir, sans se soucier de l’impact que cela peut avoir sur la richesse de la société en général…[et] sans se soucier de ses conséquences sur le bon fonctionnement du système) [ma traduction]. 

Donc, il est incontestable que c’est bien le kreyòl qui constitue la langue nationale en Haïti. En fait, il l’a toujours été puisque c’est à travers cette langue que les locuteurs haïtiens ont exprimé leurs valeurs, leurs sentiments, leur culture, leur identité ethnique et sociolinguistique. Tous les Haïtiens savent que c’est le kreyòl qui constitue leur langue nationale bien longtemps avant que l’article 5 de la Constitution de 1987 proclame que « sèl lang ki simante tout Ayisyen ansanm, se lang kreyòl. » Cependant, il est devenu aussi avec le français l’autre langue officielle du pays : « Kreyòl ak franse se lang ofisyèl repiblik Dayiti ». L’émergence ou la proclamation d’une langue officielle dans une société témoigne  de l’importance que l’Etat accorde à la prise en charge de ses obligations administratives (communication avec les citoyens, fonctionnement des tribunaux, organisation du système éducatif…).  L’officialisation du kreyòl en Haïti en 1987 a suivi de près  la chute de la dictature de Jean-Claude Duvalier en 1986. Il est douteux que cet acte d’officialisation aurait pu se produire pendant la dictature de Duvalier. N’oublions pas que l’usage du  kreyòl était déjà officiel dans les écoles haïtiennes en vertu de l’Article 1 du décret du 18 septembre 1979  émis par la Secrétairerie d’Etat de l’Education Nationale. Il est donc vraisemblable qu’il y avait un obstacle, un blocage quelque part qui empêchait d’aller jusqu’au bout.

Certains compatriotes continuent de penser que le kreyòl n’est devenu une « langue » qu’après le décret gouvernemental de janvier 1980 fixant les principes de la graphie du créole haïtien. Auparavant, pour eux, les Haïtiens parlaient kreyòl. Mais, à partir de cette date, disent-ils, où les locuteurs ont commencé à écrire le kreyòl, celui-ci est devenu une langue qui doit s’appeler désormais « l’haïtien ». Donc, selon ces braves gens, le passage à l’écriture a fait du kreyòl une langue. C’est tout simplement stupéfiant ! Une fois de plus, je rappelle que l’énorme majorité des 6.000 langues naturelles réparties sur la surface de la terre n’est pas écrite. Cela veut-il dire que, à cause de cela, elles sont inférieures et ne comptent pas comme langue. Au-delà des poussées démagogiques et tristement nationalistes qui sous-tendent une telle explication, il y a de la pure ignorance. Encore une fois, le terme ignorance est pris dans son sens purement étymologique de celui qui ne sait pas, sans aucune connotation péjorative.

Il est donc important de préciser ce que le terme « langue » veut dire. La langue est un système linguistique abstrait intériorisé par tout locuteur natif d’une société. Ce système abstrait est composé d’un ensemble fini de règles capable de générer un nombre infini de phrases. La langue est dans nos têtes sous la forme de règles. Connaitre une langue, c’est maitriser cet ensemble fini de règles, ce « savoir inconscient » intériorisé par tout locuteur natif de toute langue sans que ce locuteur ait eu recours à un classique apprentissage scolaire. Un locuteur natif du kreyòl ou du français ou du japonais ou de toute autre langue naturelle possède ce savoir inconscient de sa langue. Pourtant, nous ne sommes pas nés avec ce savoir inconscient de notre langue. Ce avec quoi nous, êtres humains, sommes nés, c’est une capacité spéciale pour le langage que ne possèdent pas  les autres créatures qui peuplent l’univers. A partir d’un maigre stimulus que les enfants découvrent dans leur environnement sociolinguistique, les enfants de tous les pays du monde, (les Haïtiens comme les Français, ou les Allemands ou les Chinois…) parce qu’ils sont nés avec une prédisposition  à acquérir la faculté de parole, sont capables de faire des généralisations qui leur permettent d’acquérir rapidement[ii] la langue parlée dans leur environnement sociolinguistique.  Les langues sont diverses mais ce sont elles qui nous permettent d’appréhender le langage défini comme « la faculté de parole à l’œuvre dans les sociétés de l’espèce humaine ». Les locuteurs haïtiens ont toujours communiqué dans une langue qui a été désignée (après une longue histoire bien documentée en histoire et en créolistique) du nom de kreyòl dès le milieu du XVIIIème siècle. (Hazaël-Massieux 2008). 

Certaines sociétés ne jugent pas nécessaire de décréter l’officialisation de la langue commune. Il a fallu attendre le décret de 1992 pour que le caractère officiel du français soit inscrit dans un texte juridique. Deux ans plus tard, en 1994, la loi Toubon[iii] numéro 94-665 relative à l’emploi de la langue française allait consolider cette adoption puisque cette loi a été émise pour protéger le patrimoine linguistique français.[iv]

Rappelons aussi que jusqu’à présent (2012), l’anglais n’est pas inscrit dans la constitution américaine en tant que langue officielle des Etats-Unis, malgré les efforts parfois désespérés de certaines organisations nationalistes (en particulier US English) pour faire adopter un amendement constitutionnel visant à établir l’anglais comme la seule langue officielle des Etats-Unis.[v] Pour ceux qui suivent la situation sociolinguistique états-unienne, il est évident que la prédominance de la langue d’usage, l’anglais, fonctionnant comme  langue de la mobilité sociale, et  langue employée dans tous les domaines de l’activité sociale, politique, administrative, éducative, économique, sportive, etc.  indique sans l’ombre d’un doute que l’anglais  est de facto la langue officielle des États-Unis. 

Contrairement à certains états postcoloniaux d’Afrique sub-saharienne qui peinent à choisir une langue unique comprise par toute la population en raison de la réalité plurilingue qui a cours sur leur territoire, et sont donc obligés de recourir à la langue de l’ex-colonisateur (anglais, français, portugais), Haïti possède une langue commune à toute la population, le kreyòl. Grâce à la nouvelle réalité sociale et politique survenue après février 1986, le kreyòl a pu obtenir le statut de langue officielle en 1987, devenant ainsi l’une des 2 langues officielles de la république.  Mais, l’officialisation de la langue commune doit être renforcée par toute une série de mesures relevant d’une véritable politique linguistique sans laquelle cette langue continuera d’être à la remorque du français, sans espoir de devenir une langue de promotion sociale. Il appartient à l’Etat haïtien de mettre en place des mécanismes concrets de légitimation  du kreyòl et de son institution comme langue standard. 

Références citées :

Daniel Baggioni (1997) Langues et nations en Europe. Paris : Payot.

____________   (1997 a) Articles « Langue nationale » et « Langue officielle », pages 189-194 in Sociolinguistique. Concepts de base. Marie-Louise Moreau (éd.). Liège : Mardaga.

Robert Fatton Jr. (2002) Haiti’s Predatory Republic. The Unending Transition to Democracy. Boulder: Lynne Rienner Publishers, Inc. 

Marie-Christine Hazaël-Massieux (2008) Textes anciens en créole français de la Caraïbe. Histoire et analyse. Paris: Publibook.

Jack Richards, John Platt, Heidi Weber (1985) Longman Dictionary of Applied Linguistics. England: Longman.

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[i] Dans le cadre de ma chronique « Du côté de chez Hugues » sur  l’hebdomadaire haitiano-américain, the Haitian Times,  www.haitiantimes.com , publié à New York, j’ai consacré plusieurs articles à cette question. Pour un point de vue final sur cette question, lire mon étude « Dérives conceptuelles autour de la dénomination de la langue : créole vs « haïtien », pages 35-50 in : L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions, par Robert Berrouet-Oriol, Darline Cothière, Robert Fournier et Hugues Saint-Fort, Montréal, Editions du CIDIHCA, février 2011 et Port-au-Prince, Editions de l’Université d’Etat d’Haïti, juin 2011. 

[ii] Steven Pinker, le psycholinguiste bien connu de Harvard, a expliqué en détail dans son best-seller, The Language Instinct, William Morrow and Company, NY 1994, les différentes phases d’acquisition de la langue anglaise chez des enfants américains entre l’âge de 3 mois et 3 ans. Cf. pages 262-296. 

[iii] Jacques Toubon était le ministre de la Culture de l’époque en France. 

[iv] Rappelons que depuis 1539 l’ordonnance de Villers-Cotterêts avait officialisé le français comme langue juridique et d’état-civil, ce qui ferait du français la première langue européenne à avoir été officialisée. Mais, beaucoup de confusion règne à ce sujet. Baggioni (1987 : 193) propose de faire une distinction utile entre langue officielle de jure et langue officielle de facto. 

[v] Signalons cependant que le Corps législatif de plusieurs états de l’Union a déclaré et adopté la langue anglaise comme seule langue officielle.  Parmi ces états, mentionnons : la Virginie (1981), l’Indiana et le Kentucky (1984), le Tennessee (1984),  Arkansas, Mississippi, North Carolina, North Dakota, South Carolina (1987), Alabama (1990). Cf. A Chronology of the Official English Movement, by Jamie B. Draper and Martha Jimenez, in: Language Loyalties. A Source Book on the Official English Controversy. Edited by James Crawford, Chicago: The University of Chicago Press, 1992.  

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