Wednesday, April 24, 2024
HomeHAITIPolitiqueHaïti, deux ans après : "Faut-il ONGiser Haïti ?" se demande l'écrivain...

Haïti, deux ans après : “Faut-il ONGiser Haïti ?” se demande l’écrivain René Dépestre

Le 12 janvier 2010, un séisme de magnitude 7,3 sur l’échelle de Richter devait porter à la connaissance de la planète l’ampleur des tragédies d’Haïti. La violence de la géologie rejoignait la vieille terreur de l’histoire des Haïtiens. Un élan de solidarité sans précédent fit alors croire que les Nations unies et les ONG allaient saisir l’occasion du chaos haïtien pour faire triompher des conceptions vraiment originales de la coopération internationale.

Depuis les Corbières où il réside, loin d’Haïti qui l’a vu naître, mais sans jamais s’être senti exilé, l’écrivain René Depestre, 86 ans, bon pied, bon oeil, partage sa vie entre l’action politique et la littérature. Dès l’âge de 19 ans, il publie son premier recueil, Étincelles, en Haïti – son oeuvre poétique complète est réunie aux éditions Seghers – et en 1988 le romancier solaire, né avec Le mât de cocagne, se voit récompensé par le prix Renaudot pour Hadriana dans tous mes rêves. Tout en travaillant à sa table jour après jour, afin d’ordonner le chaos de sa vie dans ses mémoires (quel pays ce compagnon de la révolution n’a-t-il pas traversé ?), le “poète atteint par le vieil âge d’homme”, comme il se décrit, suit avec une vigilance incessante le devenir de son pays, fracassé par le séisme du 12 janvier 2010, espérant de l’intelligentsia haïtienne l’engagement politique qui redonnerait espoir à la jeunesse haïtienne. René Depestre nous adresse ce texte.

Deux ans après, on doit rabattre de cette espérance. Un tremblement de l’histoire s’est même ajouté au tremblement de terre, avec l’arrivée des masques de Mardi gras aux commandes des affaires haïtiennes. Les événements post-sismiques montrent que le personnel politique d’un pays aux abois et les instances internationales ne sont guère en condition de faire quelque chose de neuf à partir du néant du tiers de l’île. Les réponses à la catastrophe sont dénuées de tout souci audacieux d’invention en matière de refondation de A à Z d’une société doublement sinistrée. On n’a pas jusqu’ici dépassé les normes de l’engagement militaro-humanitaire caractéristique des opérations timorées des experts des Nations unies. Pourtant, dès 2010, l’importance de l’aide financière établie à New York, l’afflux considérable des ONG sur le terrain, avaient créé les conditions favorables à une prise à bras-le-corps du destin même de “la République d’Haïti”.

Hélas ! Les élections législatives et présidentielle n’ont pas engagé le peuple haïtien dans la voie d’une telle percée de la démocratie. Aucun effort préalable de pédagogie civique n’a précédé les tours de scrutin dans une société qui a toujours végété très loin des valeurs de l’État de droit et de la civilité républicaine. À défaut de cette préparation démocratique des esprits et des sensibilités, le corps électoral, profondément désemparé, a été livré à la merci du populisme de proie qui est propre à la tradition carnavalesque dans les moeurs politiques d’Haïti.

La présence pléthorique des ONG censées être une garantie de démocratie et de progrès n’aura pas permis d’éviter la grossière carnavalisation du processus électoral en faveur du général de carnaval Sweet Micky. C’est même le paradoxe principal que soulève l’état chaotique des lieux en Haïti.

Un pays rebelle par tradition décoloniale à toute atteinte à sa “souveraineté” se trouve aujourd’hui sous la dépendance totale d’un réseau d’associations souvent concurrentes. À défaut d’un pouvoir “national”, capable de coordonner leurs initiatives de reconstruction, les ONG ont placé Haïti sous leur tutelle disparate et brouillonne, sans qu’on puisse pour autant tenir leur mission désordonnée pour une opération “impériale” ou “néocoloniale”. Les choses de la vie en société, étant ce qu’elles sont en Haïti, même dans la pagaille du droit international, les Haïtiens doivent plus que jamais compter sur le savoir-faire et le dévouement de l’ONU et des ONG pour remplir le vide que le séisme a creusé dans la société civile.

Il n’est donc pas possible, loyalement parlant, de tenir les ONG, et l’ensemble des organismes mandatés par les Nations unies, pour des forces ennemies d’occupation. Elles doivent leur hégémonie au fait que “les interlocuteurs haïtiens valables” ne sont pas en mesure d’avancer une vision synoptique et intégrée de ce qu’il convient de faire pour refonder à la fois les infrastructures, les mentalités, les idiosyncrasies, les imaginaires, l’ensemble des coefficients du civisme et de la démocratie.

L’ONU et les ONG tomberaient sous l’inculpation de non-assistance à peuple en danger si, cédant à la pression des saboteurs de leur soutien humanitaire, elles abandonnaient les Haïtiens aux vieux démons de l’autodestruction. Que faire, face à de si redoutables paradoxes ? Commencer par comprendre que l’équipée militaro-humanitaire, malgré les risques d’ONGénisation des travaux et des jours haïtiens qu’elle fait courir, demeure un atout civilisationnel majeur, quant à l’effort héroïque à faire pour sauver Haïti.

L’aventure historique des Haïtiens a toujours manqué de tout, sauf de la force d’imagination en matière de peinture, de danse, de musique et de littérature. Ces armes miraculeuses de la culture font également partie du patrimoine des Nations unies et des ONG. C’est à l’intelligentsia haïtienne du dedans et de la diaspora d’assurer coûte que coûte leur conjonction dans l’ordre de marche qu’il faut mettre à la portée du peuple haïtien.

Lézignan-Corbières, 9 janvier 2012.

- Advertisment -

LES PLUS RECENTES