Thursday, April 25, 2024
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Yanick Lahens: Visages des maux paysans

Qu’a-t-elle à nous dire, Yanick Lahens, après Jacques Roumain avec «Gouverneurs de la Rosée» ? Oh, des choses plus graves. Des choses comme : «Vivre et souffrir sont une même chose» (p. 59). Bof ! Banal comme aphorisme … Si son dernier roman, «Bain de lune» (Sabine Wespieser Editeur, 2014), construit en descriptions directes et en monologues, exprime jusqu’au désespoir la malédiction d’un pays perdu que peuplent des paysans sans avenir, ce sentiment atroce ne doit rien à l’anecdote, à l’éphémère de l’information, à la banalité, mais à la flamboyance d’un style et d’une plate forme tout à la fois réfléchis et charnels.

Attention à la fatalité du monde paysan haïtien («Un monde sans école, sans juge, sans prêtre et sans médecin» (p. 58). Gardons-nous de tout sentiment immuable (voir les liaisons amoureuses «dangereuses» entre Tertulien Mésidor et Olmène Dorval); «admirons» ce décor mystérieux – pour ne pas dire superstitieux, violent, onirique, et la superposition des thèmes du voodoo et de la possession de la terre, de la mort et de la fuite à l’étranger (en particulier en République dominicaine). «Des questions sur le chasseur et la proie, ceux qui écrasent et ceux qui sont écrasés. Sur ceux qui sont pauvres depuis le commencement et le resteront jusqu’à ce que résonnent les trompettes du Jugement dernier» (p. 217). Des «lieux communs» presque, mais revus et corrigés à travers une écriture cinglante, enflée, savamment concoctée ! Et sans aucune trace de tentation historisante ou complaisante : la narration, mieux, la sage avant tout. Une première dans notre univers romanesque, ce récit de longue durée, étalé sur plusieurs générations (de l’occupation américaine de 1915 à nos jours). Compact, compact  ..

Il y aurait beaucoup à objecter au parallèle avec Roumain, et d’abord que le cher Jacques – sublime de cœur, marxiste convaincu, rejeton d’une oligarchie rétrograde, à l’opposé de Lahens – a souhaité la venue d’un nouveau monde, sorte de «grand soir» aseptisé, sans casses ni «pèlebrun». Pour Yanick Lahens, tout est réel. Entre les rêves et les choses, le monde est un itinéraire en lignes brisées. En témoigne le parallèle établi sous sa plume acérée entre le prophète de la Petite Eglise (Titid), chef du parti des Démunis, et l’homme à chapeau noir et lunettes épaisses (Papa Doc), apôtre de la prétendue suprématie noiriste, autant de figures archétypales d’une tragédie épouvantable. «Qu’est-ce qu’il était fort, le prophète ! La parabole de la roche qui se la coulait douce dans l’eau et qui allait devoir connaître les douleurs et la souffrance de celle qui brûle au soleil termina la rencontre en apothéose.» (p. 216) Longtemps, on a cru Yanick Lahens, l’oreille malicieuse, l’œil frisé et l’appétit d’un reporter sans frontières, promise aux seuls rôles d’héroïnes stéréotypées et de victimes résignées. Ici, elle est au sommet de son art, sans aucune gêne, curieuse de tous et de tout, attentive au malheur de ses personnages. Aussi commet-on un contresens en la louant pour sa reproduction incandescente du réel, avec la description de ces corps pleins de maux, de ces psychés tordus, arriérés, effrayants, cruels. Inutile de dire qu’elle sait de quoi elle parle lorsqu’elle aborde, avec une gracieuse pointe d’accent critique, les thèmes qui lui tiennent à cœur : opposition acharnée entre le désespoir et l’espérance, défense des plus faibles, récusation des impostures … Galvaudés, ces sujets-là ?

Dans «Bain de lune», tout ce qui pouvait paraître gentil ou ordinaire auparavant s’approfondit, découvre sa densité sombre. Notamment les personnages féminins (Dieula Clémestal, Ermancia Dorival, Olimène Dorival, Cétoute Florival, etc.), traversés par une douleur de vivre incompressible, forcenée, une horreur combative de l’existence – ce recours obsessionnel aux lwa – que seuls comprendront ceux qui ont déjà subi l’amour comme une déveine. On voit ici la grande question qui traverse toute notre vie de peuple d’anciens esclaves, sur laquelle la romancière ne jette aucun anathème, et que seul un regard incisif pouvait mettre en évidence : celle du voodoo, c’est-à-dire de la créolisation de l’universelle et nécessaire foi en l’Au-delà. À quoi s’ajoute un parti pris évident pour ces visages de femmes téméraires, de couples libres qui ne fut sans doute pas fortuit : Yanick Lahens qui, comme Marie Chauvet, a conscience de vivre sur un volcan, prouve que le rêve en phrases s’annule lui-même, et qu’il n’est de vérité que l’action. Nous qui connaissons la suite et la fin de l’histoire n’en éprouvons que plus intensément la tension insupportable. Comme Yanick Lahens, incrédule à l’extrême, nous avons le vertige. La réalité du monde paysan haïtien n’est qu’ «un écheveau de sentiers sombres ne menant nulle part» (p. 23), «le chemin à sens unique et sans retour de la fatalité» (p. 35). Figures de plus en plus imposantes de notre littérature, Kettly Mars (Kasalé, 2003) et Yanick Lahens ont en commun un univers, une atmosphère, un ton, une couleur, un cadrage, un langage, et la compassion – enfin, pour certains personnages féminins. Mais leurs story boards (découpages en dessins) ne pourraient pas être édités tels quels, car la place accordée au contenu politique de leurs œuvres diffère.» Grasse, bêtise, isolement : le poids des générations passées ne pèse pas de la même façon sur la conscience des écrivains haïtiens contemporains en ce qui a trait à notre paysannerie.

Avec «Bain de lune», si le degré zéro de l’illustration socio historique est en vue, il n’est pas encore atteint. Contrairement à Kettly Mars, son écriture, pleine de crépitements, de sinuosités, de profils et de feu, fait alterner plusieurs visages, plusieurs micro drames en faisant transpirer les rêves et escaloper l’imaginaire. La mise en perspective fictionnelle ou romanesque est une autre manière d’aller plus loin que Margaret Papillon (La Saison du Pardon, 1997), par exemple. Politique et méditation personnelle sont toujours mêlées sous le propos de Yanick Lahens. Voyage vers un monde de malheurs et d’injustices, un monde où il faut revenir pour trouver le sens malaisé de notre existence en tant que nation. Curieux roman, cruel, surtout. Il y a là une grande déprime. Un roman politiquement incorrect ? Sûrement. Un futur classique ? Pourquoi pas !

 

Source: LE NOUVELLISTE

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