Sunday, January 12, 2025
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Afrique de l’Ouest : Burkina Faso, Tchad, Sénégal … : Une Rupture Historique avec la France ?

ENTRETIEN AVEC LE PROFESSEUR PATRICK DRAME, PROFESSEUR TITULAIRE A L’UNIVERSITE DE SHERBROOKE AU QUEBEC (CANADA)

BROCKTON – PAR YVES CAJUSTE – Les récentes décisions prises par les présidents tchadien Mahamat Idriss Déby et sénégalais Bassirou Diomaye Faye pour mettre fin à la présence militaire française sur leur territoire marquent un tournant dans les relations entre la France et ses anciennes colonies africaines. Ces décisions s’inscrivent dans une dynamique de rupture amorcée par le Mali, le Burkina Faso et le Niger.


Selon le professeur Patrick Dramé, spécialiste de l’histoire de l’Afrique et des relations internationales, ce phénomène illustre une volonté croissante des États africains de recouvrer leur souveraineté, rompant ainsi avec des décennies de relations néocoloniales.

Un rejet de la France-Afrique
Invité à Caméra Mosaïque sur MCTV, le professeur Dramé a expliqué que ces décisions traduisent un rejet du système de la “France-Afrique”. Depuis les indépendances des années 1960, cette relation a été caractérisée par des accords opaques, des coups d’État soutenus en coulisses et une influence économique et militaire persistante de la France sur le continent.
« Les États africains, à l’instar du Sénégal et du Tchad, aspirent à tourner le dos à une relation marquée par le néocolonialisme », a affirmé Patrick Dramé, professeur titulaire au Département d’Histoire à l’Université Sherbrooke (Québec, Canada). Il s’agit, selon lui, d’une soif de changement portée non seulement par les dirigeants, mais également par des opinions publiques africaines de plus en plus mobilisées.

La politique d’Emmanuel Macron sous pression
Bien que le président Emmanuel Macron ait initialement prôné un renouvellement des relations franco-africaines fondé sur un modèle “gagnant-gagnant”, le professeur Dramé estime que les gestes de Macron sont restés essentiellement cosmétiques. « Macron voulait garder les mêmes intérêts que la France a toujours eus en Afrique, mais sous de nouvelles formes. Il a réduit le nombre de troupes et réorganisé la logistique militaire pour rendre la présence française moins visible, mais les opinions publiques africaines ne sont pas dupes », a-t-il expliqué.

En réalité, c’est la pression populaire, amplifiée par les jeunes et les médias africains, qui a poussé les dirigeants politiques à réévaluer leurs relations avec la France. Cette montée en puissance de la société civile dans le débat politique marque un changement notable dans les dynamiques de pouvoir en Afrique.

Une mémoire coloniale persistante
Le poids de l’histoire coloniale joue également un rôle important dans cette volonté d’émancipation. Le professeur Dramé a cité l’exemple du président sénégalais Bassirou Diomaye Faye, qui a récemment commémoré le 80e anniversaire du massacre de Thiaroye pour saluer la mémoire des tirailleurs sénégalais exécutés par les forces coloniales françaises le 1er Décembre 1944. Selon le professeur Dramé, cet acte symbolique envoie un message fort à la France : la gestion de la mémoire historique ne sera plus laissée à l’ancien colonisateur.

« Pour la première fois, un gouvernement sénégalais a eu le courage de dire à la France qu’elle ne dictera plus les termes de la mémoire partagée. Le Sénégal réclame non seulement une reconnaissance de la vérité, mais aussi des excuses pour les abus du passé », a-t-il souligné.

Un avenir incertain
Cependant, Dramé invite à la prudence. Il reste à voir si les décisions actuelles entraîneront un départ réel et durable des troupes françaises ou si elles se traduiront par une réduction symbolique de leur présence. « Les intentions affichées sont claires, mais l’histoire nous enseigne que la rupture annoncée pourrait se transformer en continuité sous une autre forme », a-t-il averti.

En fin de compte, les récentes décisions des pays d’Afrique de l’Ouest pourraient bien marquer le début d’une nouvelle ère. Mais, comme l’a rappelé le professeur Dramé, seule une observation attentive des mois à venir permettra de mesurer l’ampleur réelle de cette rupture historique.

L’échec du panafricanisme et le poids de la guerre froide
Selon le professeur Dramé, l’échec du panafricanisme dans les années 1960 trouve sa source dans des divergences idéologiques majeures entre les leaders africains, exacerbées par la guerre froide. « Lors de l’indépendance, les chefs d’État africains étaient unanimes sur la nécessité de dépasser les logiques des États-nations héritées de la colonisation », explique-t-il. Cependant, les visions sur la manière de construire un projet panafricaniste différaient profondément.

Le professeur Dramé illustre cette fracture : certains leaders comme Kwame Nkrumah et Sékou Touré plaidaient pour l’établissement immédiat d’un État fédéral africain, basé sur le socialisme et le non-alignement. À l’opposé, une majorité de dirigeants préféraient des relations maintenues avec les anciennes puissances coloniales, notamment la France. « Ces divergences ont abouti à une division, reflétée lors de la création de l’Organisation de l’unité africaine en 1963 », précise Dramé.

Une nouvelle génération de dirigeants : l’espoir renaît
Plus d’un demi-siècle plus tard, Dramé voit dans la jeunesse des leaders actuels un motif d’espoir pour l’Afrique francophone. Des figures comme Bassirou Diomaéfeï au Sénégal incarne une rupture avec les générations passées. « Ces dirigeants n’ont pas connu la période coloniale et incarnent une prise de conscience face à la nécessité de sauvegarder la souveraineté africaine », affirme-t-il.

La jeunesse, qui constitue plus de 70 % de la population dans ces pays, pousse également pour des changements concrets. Cependant, Dramé avertit contre les dérives potentielles, notamment dans les régimes militaires où le maintien au pouvoir pourrait éloigner les gouvernants des aspirations populaires : « Développement économique, accès à l’éducation, à l’eau, et l’égalité des genres doivent rester des priorités. »

Le défi sécuritaire à l’ère post-française
La rupture avec la France pose un défi sécuritaire majeur, notamment pour les pays du Sahel confrontés à des menaces islamistes. « La France a souvent apporté un soutien logistique crucial, mais elle a aussi été un facteur de désordre par ses ingérences politiques », note Dramé.

Pour assurer leur sécurité, les États africains devront développer leurs armées et systèmes de renseignement. Mais une coopération internationale sera nécessaire. « Pas une coopération de type colonial, insiste Dramé. Il faut des relations équitables où les intérêts africains priment. »

Il exprime toutefois des réserves sur le recours à des acteurs externes comme le groupe Wagner ou d’autres puissances : « Ces alliances doivent être surveillées de près pour éviter des dérapages à long terme. »

L’avenir : une souveraineté jalouse et une coopération équilibrée
Pour le professeur Dramé, la souveraineté reste le pilier de l’avenir africain. « Les Africains doivent tirer la leçon qu’ils sont toujours mieux servis par eux-mêmes », conclut-il. Toutefois, cette autonomie n’exclut pas une coopération stratégique avec le reste du monde, à condition qu’elle repose sur des bases égalitaires.

Ce tournant historique offre une opportunité rare à l’Afrique de l’Ouest de réaffirmer son indépendance et de répondre aux aspirations de ses populations, tout en affrontant les défis complexes du XXIe siècle.

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