Thursday, April 25, 2024
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«La vie sans fards» ou les confessions de Maryse Condé

Ouessant. Pluies et vents. Vagues tourmentées. Sous la tempête, je m’enferme dans ma chambre et lis La vie sans fards de Maryse Condé.
J’oublie l’île et les humeurs de la météo. Je plonge dans le livre deux jours avant l’ouverture officielle du salon international du livre d’Ouessant. Sur l’île d’Iroise, je dévore cette autobiographie sans concession. Moi, qui fréquente Maryse Condé depuis plusieurs années, l’auteure et son œuvre, je suis entièrement happé par sa trajectoire. Je lis le livre, en attendant Maryse Condé, elle aussi invitée à Ouessant.

Ouessant. Pluies et vents. Vagues tourmentées. Sous la tempête, je m’enferme dans ma chambre et lis La vie sans fards de Maryse Condé.
J’oublie l’île et les humeurs de la météo. Je plonge dans le livre deux jours avant l’ouverture officielle du salon international du livre d’Ouessant. Sur l’île d’Iroise, je dévore cette autobiographie sans concession. Moi, qui fréquente Maryse Condé depuis plusieurs années, l’auteure et son œuvre, je suis entièrement happé par sa trajectoire. Je lis le livre, en attendant Maryse Condé, elle aussi invitée à Ouessant.

J’avais jusqu’ici de Maryse Condé l’image d’une guerrière, celle qui a participé dans les années cinquante à la décolonisation de l’Afrique, l’auteure de Moi Tituba, sorcière noire de Salem et de Ségou (tomes 1 et 2) qui vit entre Paris et New York, professeure à la prestigieuse université américaine Columbia. Le livre change simplement mon regard. J’ai envie de dire : «Respect Maryse».

La réputation de Maryse Condé n’est plus à faire. La mythologie est établie. Diva à sa manière, autoritaire, emmerdeuse, désagréable, chialeuse, caractérielle on ne peut plus…  Son portrait, à quelques variantes près, souvent pas trop flatteur, fait le tour des cercles littéraires. Ses admirateurs comme ses détracteurs respectent son œuvre et l’exigence de cette écriture patiente et risquée. Le dernier scandale est d’avoir abandonné son île, il y a quelques années, après y être retournée pour sa retraite, avec un grand vent de fracas que digèrent mal certains de ses compatriotes. Les rumeurs circulent vite et rentrent au tuyau de l’oreille.

La vérité est que Maryse Condé n’utilise pas de gants. Elle dit clairement et vivement sa pensée. Sans ménager quiconque. À commencer par elle-même. Arrivée à l’âge où il n’y a plus rien à cacher, libérée des peurs et des fantômes, elle parvient à se raconter, sans fard. C’est d’abord une écriture fluide, qui éclate miroirs, mensonges et rumeurs. Maryse raconte Boucolon, la fillette de bonne famille, noire élevée comme une princesse aux yeux bleus dans le mépris de son île, puis la jeune fille à Paris aux études, ensuite la dame Condé, qui connaît et vit la souffrance dans son expression la plus forte.

Elle annonce ses confidences, interpellant directement les lecteurs, en paraphrasant Jean-Jacques Rousseau. « Je veux montrer à mes semblables une femme dans toute la vérité de la nature et cette femme sera moi.»

Enfance confortable, issue d’une famille de la petite bourgeoisie de «grands nègres» aliénée, qui fait tout pour la détourner de l’île. Partie à 16 ans pour ses études supérieures à Paris, elle découvre là-bas le monde créole, la musique créole, la cuisine créole… L’apprentissage est féroce pour cette jeune fille qui s’est vue projetée dans la réalité.

Tout bascule quand elle rencontre le jeune intellectuel haïtien Jean Dominique. Coup de foudre. Intense compagnonnage intellectuel dans lequel elle avoue avoir fait son éducation sentimentale et intellectuelle. Tout est parfait jusqu’à ce qu’elle tombe enceinte alors qu’elle est aux études. Jean Dominique l’abandonne et repart en Haïti sous prétexte, d’après l’auteure, de combattre le dictateur François Duvalier. Plus d’un demi-siècle après, Maryse Condé n’a pas encore compris cet abandon qu’elle traduit ainsi :

«Jean Dominique s’envola et ne m’adressa pas même une carte postale. Je restai seule à Paris, ne parvenant pas à croire qu’un homme m’avait abandonnée avec un ventre. C’était impensable. Je refusais d’accepter la seule explication possible : ma couleur. Mulâtre, Jean Dominique m’avait traitée avec le mépris et l’inconscience de ceux qui stupidement s’érigeaient alors en caste privilégiée. Comment interpréter ses stances antiduvaliéristes? Quel crédit accorder à sa foi dans le peuple? Il va sans dire que pour moi, ce n’était qu’hypocrisie.» (p. 23)

L’enfant Denis Boucolon naît. Commence le cycle atroce d’un quotidien de survie. Puis elle fait la connaissance de celui qui va devenir son premier mari, Mamadou Condé, comédien, guinéen, sans vocation ni talent, inscrit au conservatoire. Maryse Condé n’est pas au bout de sa peine, ce mariage bat de l’aile dès les premiers mois. Elle devra par la suite tenter l’expérience de l’Afrique, explorant d’un bout à l’autre le continent. Pour être confrontée à sa négritude. Septembre 1959, elle prend seule le bateau qui la conduira à Côte d’Ivoire à titre d’assistante enseignante. Après ce sera la Guinée où elle retrouvera Condé avec leur première fille. Suivront deux autres filles. Le calvaire continue jusqu’à la rupture avec Condé. Elle passe d’un pays à l’autre, Sénégal, Ghana, avec ses quatre enfants, se débrouillant dans une Afrique qui se cherche difficilement entre les valeurs traditionnelles et les idéologies de l’Occident.

Ce livre dresse aussi le parcours intellectuel de Maryse Condé, avec ce qui ressemble à un acharné combat contre la médiocrité. Elle découvre la négritude avec Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, René Maran, Claude Mackay, et surtout Frantz Fanon. Elle évoque aussi les poètes américains qui ont durablement marqué sa vie et son œuvre.

Outre cette peinture d’une certaine négritude vécue au quotidien, c’est en Afrique qu’elle est initiée à la politique et s’attache au marxisme. La fréquentation des révolutionnaires africains, dont Mario de Andrade, leader du mouvement de la libération de l’Angola, Hamical Cabral (fondateur du parti pour l’Indépendance de la Guinée-Bissau et des îles du Cap-Vert), Seyni Gueye (leader sénégalais), est décrite ici en détails. Tout aussi éclairant est le témoignage de première main sur des politiciens africains, dont Sékou Touré, Félix Houphouët-Boigny, Kwame Nkrumah.

Maryse Condé commence à écrire très tard. Son premier roman En attendant le bonheur a été publié, elle avait 42 ans. C’est que trop engluée dans les problèmes de l’existence elle n’avait pas de temps pour écrire. « En fait, je n’ai commencé à écrire que lorsque j’ai eu moins de problèmes et que j’ai pu troquer des drames de papier contre de vrais drames.»

Pour elle, La vie sans fards est «le plus universel de ses livres… Un livre où les femmes peuvent être en résonnance avec leur histoire, leur amour et leur vie. Les hommes aussi», espère-t-elle.

En plus de nous parler en toute vérité, Maryse Condé nous offre, au-delà du pacte autobiographique, les clefs pour mieux lire ses œuvres en indiquant les lieux, les scènes et les évènements de sa vie qui ont nourri ses récits.

J’avoue que c’est l’un des meilleurs livres de Maryse Condé. La vie sans fards dit la part de blessures qui forge tout être, et on en sort éclairé. On a envie de dire merci à Maryse, l’aînée capitale, pour ce grand acte de courage qui nous fait méditer sur ces mots de Césaire: « La force de regarder demain».

Rodney Saint-Éloi

(Ouessant, 22 août 2012)

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