Des idées pour le développement
Publié le 22-10-2018 Le Nouvelliste
Le développement touristique dans certains pays en développement s’accompagne de la montée du phénomène de prostitution. La République dominicaine ne fait pas exception à cette règle. Sara Cornett, photographe, journaliste et cinéaste montréalaise, a exploré cette problématique à travers deux courts-métrages sur le trafic sexuel en Haïti et en République dominicaine. Elle a réalisé plusieurs projections à Montréal afin de provoquer une réflexion approfondie autour de ladite problématique.
La cinéaste place le débat sur le compte des « inégalités du désir » qui sont à la source de toute forme de prostitution. Qu’il s’agisse de services d’escortes girls VIP – comme cela existe également au Canada – ou de la forme d’esclavage des temps modernes qu’est la traite humaine ou le trafic sexuel, la même condition s’applique toujours, selon la rédactrice du court-métrage. Cette condition est la suivante: « Une personne souhaite la relation sexuelle, l’autre non. Une rémunération est nécessaire pour compenser l’absence de désir de l’autre.»
La République dominicaine représente l’une des îles les plus fréquentées des Caraïbes et comporte de nombreux ports. Le commerce du sexe y est très prospère également. « Il s’agit d’une des premières destinations mondiales pour le tourisme sexuel », apprend-on du court-métrage. Pourtant, affirme la cinéaste, la prostitution affecte la société comme l’inceste affecte la famille. Elle est étroitement liée au trafic humain et de la drogue ainsi qu’à la criminalité organisée.
Sara Cornett a documenté la pratique du tourisme sexuel dans la ville de Sosúa. Fondée à l’origine par des Juifs ashkénazes ayant fui le régime nazi, la ville de Sosúa en République dominicaine est le berceau d’une importante communauté d’expatriés, attirés par le climat tropical et le taux de change peso/dollar avantageux. Pendant plusieurs décennies, Sosúa et ses environs étaient le lieu de prédilection des touristes. Au fil du temps, de grands sites touristiques se sont également développés dans d’autres régions du pays.
Lorsque la récession a frappé au début des années 90, signale le court-métrage, le tourisme a diminué et de nombreux Dominicains ont perdu leur emploi. Les familles souffraient et luttaient pour gagner leur vie. Selon le récit de la cinéaste Sara Cornett, « la montée du tourisme sexuel a été le résultat de différents facteurs, dont l’offre accrue et en conséquence les tarifs dérisoires, la disposition favorable au compromis et la complaisance des autorités». Dans les années 90, Sosúa enregistrait un taux de criminalité inouï et le tourisme chutait, à l’exception du tourisme sexuel. Plus tard, elle va prendre l’allure d’une ville balnéaire du Nord-Est qui attire beaucoup de touristes en République dominicaine.
Ilana Neumann, mairesse de Sosúa depuis 2010, reconnaît que sa ville fait face à un problème de prostitution ces dernières années. Elle évoque un vrai contraste : « Certains touristes évitent Sosúa précisément à cause du problème de prostitution sur la rue principale. Mais la grande majorité des touristes qui arrivent à Sosúa y viennent pour ce genre de diversion. Ils vont dans les bars et les endroits similaires pour y faire des rencontres, puis ramènent les filles dans des hôtels où il y a peu de contrôle.»
Brigida, Dominicaine de 58 ans, représente une bonne illustration du phénomène. Elle a vécu une bonne partie de sa vie dans l’industrie de la prostitution. Dans le court-métrage, elle est présentée comme l’une des chanceuses ayant survécu jusqu’à l’âge d’or dans ce milieu pour le moins risqué pour les femmes. Elle a commencé à travailler dans le commerce du sexe alors qu’elle n’avait que 12 ans. Elle avoue que c’est un véritable miracle de Dieu qu’elle soit encore en vie au moment du tournage en 2015.
Elle raconte sa mésaventure : «Dans ma jeunesse, j’étais danseuse et mannequin. J’ai quitté la maison à l’âge de 12 ans afin que je puisse rentrer chez moi avec de l’argent pour aider ma mère. Avec mon père, je n’avais pas vraiment de relation. Il a renoncé à moi quand j’étais une jeune fille et je ne l’ai presque jamais vu. […] J’ai appris que les gens ne se soucient de vous que lorsque vous avez quelque chose à offrir. Quand vous n’avez plus rien à offrir, vous ne valez rien pour eux. Donc, je suis allée avec une de mes amies à Santo Domingo, dans une maison de prostitution. Ils m’ont acceptée même si j’étais mineure. Ils m’ont cachée. J’ai dansé nu, sans vêtements. C’est là que j’ai rencontré une agente de bord suisse qui m’a donné un passeport et les documents nécessaires pour m’emmener en Suisse.»
Brigida va poursuivre l’aventure jusqu’en Europe où elle a vécu en Suisse avec cette femme qui l’a payée pour être sa maîtresse, elle l’a amenée là-bas même si elle était mineure. Profondément angoissée, une amie l’a aidée à s’échapper et à retourner en République dominicaine. Peu de temps après, elle va aller travailler pendant huit ans dans un bordel exclusif à Port-au-Prince ainsi que sur l’île de Curaçao. Après avoir rencontré un Dominicain fortuné, elle a dirigé avec succès son propre bar pendant plusieurs années. Elle va cependant tout perdre : sa santé, sa richesse et son partenaire puisqu’elle était devenue accro à l’alcool, aux drogues et au jeu de hasard jusqu’au jour où elle a eu une conversion spirituelle au protestantisme.
À la période de l’entrevue, Brigida vivait dans la pauvreté totale à « Los Charamicos », un quartier de la ville de Sosúa. Bien qu’elle payait peu pour la location de son taudis qui ne peut tromper la pluie, elle se battait pour trouver cet argent et était souvent en retard de paiement. Elle résistait à recevoir de l’aide même si elle souffrait de problèmes de santé chroniques puisqu’elle avait du mal à se sentir acceptée dans sa nouvelle communauté chrétienne. Elle se sent jugée, calomniée et s’effondre souvent en larmes au moment de raconter son histoire. Elle vit pourtant juste à côté de son église et y va tous les soirs pour prier.
Brigida aime les enfants. Bien qu’elle n’en a jamais eu, elle embrasse avec joie les enfants de son église et de son quartier. Sur la même plage où elle se prostituait par le passé, elle gagne sa vie en vendant des vêtements usagés et tend la main, comme elle peut, aux jeunes femmes qui luttent pour leur survie comme elle savait le faire elle-même. « Il y a beaucoup de filles dans la rue. Cela me rend triste parce que j’étais aussi très jeune dans la rue. Je pleure maintenant quand je vois ces filles si jeunes.», regrette-t-elle.
Brigida était une jolie jeune fille ne sachant ni lire ni écrire. Fille monoparentale, elle vivait dans la pauvreté extrême. Ces profils de jeunes filles demeurent les plus vulnérables à la prostitution.
Pendant qu’Haïti effectue beaucoup d’efforts pour réaliser son retour sur la carte touristique, elle doit élaborer un plan de lutte contre ces méfaits, particulièrement la prostitution. Celle-ci prend déjà de l’ampleur en Haïti, à Port-au-Prince comme dans les villes de province. Elle risque de s’amplifier avec l’essor de la précarité et de l’industrie touristique si l’État haïtien n’envisage pas des mesures adéquates. Le cadre légal en la matière doit être également renforcé en Haïti. Tout comme la capacité des institutions qui luttent contre le phénomène.
Thomas Lalime
thomaslalime@yahoo.fr