Saturday, May 18, 2024
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Traduire, c’est trahir?

Tout le monde connait la fameuse expression italienne « Traduttore, traditore » (littéralement, traducteur, traitre) joli jeu de mots qui, rendu en français, peut se lire « Traduire, c’est trahir ». En comparant un traducteur à un traitre, ce jeu de mots italien s’attache à montrer les énormes difficultés qui se dressent dans le processus de la traduction où il s’agit de rendre aussi parfaitement que possible dans la langue-cible la pensée exprimée dans la langue-source.

Tout le monde connait la fameuse expression italienne « Traduttore, traditore » (littéralement, traducteur, traitre) joli jeu de mots qui, rendu en français, peut se lire « Traduire, c’est trahir ». En comparant un traducteur à un traitre, ce jeu de mots italien s’attache à montrer les énormes difficultés qui se dressent dans le processus de la traduction où il s’agit de rendre aussi parfaitement que possible dans la langue-cible la pensée exprimée dans la langue-source.
Si c’est vrai que « traduire, c’est trahir », alors la traduction créole et française de la recension par Adam Hochschild du récent livre de l’historien franco-américain, Laurent Dubois, « Haïti. The Aftershocks of History » traduction qui vient de paraitre sur certains forums haïtiens, est tout simplement un meurtre.

Comprenez-moi bien. Je ne veux en aucune façon dénigrer Mme Sept qui est l’une des personnes que j’admire sincèrement sur ces forums pour ses convictions et son art de la réplique, mais la traduction Google qu’elle a présentée sur nos forums est indigne d’elle et donne d’elle une bien fausse représentation. En fait, je ne sais rien des mécanismes de traduction chez Google, je suppose qu’ils ont une machine à traduire qui a été programmée pour plusieurs langues dont le kreyòl et qui fait le gros du travail. Quant à moi, je ne connais que les fondamentaux de la théorie de la traduction. Mais le traducteur doit pouvoir corriger le produit remis par Google et rendre un produit fini. Dans le cas qui nous occupe, c’est-à-dire la traduction de la recension par Adam Hochschild du livre de Laurent Dubois, traduction française et créole, cela n’a pas été fait et ce qui nous a été présenté constitue  un désastre parfait.

Que ce soit la version créole ou la version française, la traduction de Google commet le péché mignon des gens qui traduisent pour traduire : faire du mot à mot sans respecter la règle fondamentale en traduction de rendre l’idée, la pensée du texte de départ même au prix de ne pas traduire certains mots du texte original. Quand on traduit, on fait attention d’abord à la pensée du texte écrit dans la langue-source, ensuite aux structures grammaticales de la langue-cible. Il faut toujours se demander si le lecteur qui lit le texte traduit sera en mesure de reconnaitre sa langue, c’est-à-dire si les phrases (ou les parties de la phrase) qu’il lit sont conformes aux règles définies par la grammaire de sa langue, ce que nous linguistes appelons « grammaticalité ». Par exemple, lisons ensemble la traduction créole d’abord, française ensuite, telle qu’elle a été faite par Google, et reproduite sur nos forums. Mais voici le texte original, le début de la recension faite par Adam Hochschild, telle qu’elle a paru sur le New York Times :

« For the better part of two centuries, outsiders have been offering explanations that range from racist to learned-sounding – the supposed inferiority of blacks, the heritage of slavery, overpopulation – for why Haiti remains the poorest country in the Western Hemisphere. None of these work: nearby Barbados has a greater population density, and about 90 percent of its people are descended from slaves, yet it outranks all but two nations in Latin America on the United Nations Human Development Index. Neither Barbados nor any other country, however, had so traumatic and crippling a birth as Haiti.”

Le passage qui suit est la traduction kreyòl qui a été faite par Google et reproduite sur nos forums : 

« Pou pati ki pi bon nan de plizyè syèk, yo te ofri lòt ki soti andeyò eksplikasyon ki varye ant rasis te aprann kònen klewon – enferyorite a sipoze moun nwa, eritaj nan surpepleman esklavaj – pou poukisa Ayiti rete peyi ki pi pòv nan Emisfè Lwès la. Okenn nan sa yo travay : ki tou pre Barbad gen yon dansite popilasyon ki pi plis, epi yo apeprè 90 pousan moun ki te li yo desann soti nan esklav yo, ankò li outranks tout bagay men de nasyon nan Amerik Latin nan sou Etazini nan Endèks sou Nasyon Devlopman Imen. Ni Barbad ni nenpòt lòt peyi, sepandan, te gen konsa twomatik ak kwape yon nesans kòm Ayiti. »

Je mets au défi n’importe quel locuteur créolophone haïtien en pleine possession de sa langue maternelle de comprendre ce charabia. Moi, qui suis « Haïtien natif-natal », donc possédant une compétence active dans ma langue première, le kreyòl, je n’aurais jamais pu comprendre ce texte si je n’avais devant moi le texte original de Adam Hochschild tel qu’il a paru dans la section « Book Review » du New York Times. Voici maintenant le texte de la traduction française faite par Google du même passage :

«   Pour la partie  meilleure de deux siècles, les étrangers ont offert des explications qui vont de raciste a appris à consonance – l’infériorité supposée des Noirs, l’héritage de l’esclavage, de la surpopulation – la raison pour laquelle Haïti reste le pays le plus pauvre de l’Hémisphère occidental. Aucun de ces travaux : à proximité Barbade a une densité supérieure de la population, et environ 90 pour cent de ses habitants sont des descendants d’esclaves, mais il devance tous les deux nations, mais en Amérique Latine sur l’indice de Développement Humain des Nations Unies. Ni la Barbade ni aucun autre pays, cependant, avait tellement traumatisante et paralysant une naissance comme Haïti. »

Il est possible que la traduction française telle qu’elle est présentée ici soit légèrement moins révoltante que la traduction kreyòl mais certaines phrases font mal et tout comme dans la traduction kreyòl, elles ne veulent absolument rien dire. Par exemple, pour traduire « None of these work » en français, Google dit ceci : « Aucun de ces travaux ». Pour le créole, ça donne : « Okenn nan sa yo travay ». Incroyable !

Voici ce que je propose moi-même. D’abord ma traduction française, puis ma traduction kreyòl.

Pendant près de deux siècles, on a proposé des explications qui vont du commentaire raciste aux interprétations érudites – l’infériorité supposée des Noirs, l’héritage de l’esclavage, la surpopulation – pour justifier pourquoi Haïti demeure le pays le plus pauvre de l’Hémisphère occidental. Aucune de ces explications n’est satisfaisante : la Barbade voisine  a une plus grande densité de population, et près de 90 pourcent de sa population est composé de descendants d’esclaves, néanmoins, elle devance toutes les nations de l’Amérique latine sauf deux d’entre elles sur l’Index de Développement Humain des Nations Unies. Ni  la Barbade ni aucun autre pays cependant n’ont eu une naissance aussi traumatisante et paralysante qu’Haïti.   

Voici maintenant ma traduction kreyòl :

Pandan prèske 2 syèk, moun te avanse  plizyè esplikasyon kòmanse lan esplikasyon rasis rive lan gwo esplikasyon save – yo sipoze pèp nwa te enferyè, yo te pale de eritaj esklavaj, yo te vini ak konsèp sipopilasyon –  pou esplike poukisa Ayiti rete peyi ki pi pòv lan Emisfè oksidantal la. Nanpwen youn lan esplikasyon sa yo ki mache vrèman. Peyi Babad ki akote a genyen yon pi gwo dansite popilasyon, epi anviwon 90 pousan popilasyon li se desandan esklav yo ye ; men li depase tout nasyon ki  lan Amerik latin lan, esepte 2 ladan yo, sou Endèks Devlòpman Imen Nasyon Zini mete deyò. Ni Babad ni okenn lòt peyi pa te fèt lan kondisyon fyèl pete peyi Ayiti te fèt.

Ma traduction est-elle parfaite ? J’en doute ! Mais, c’est à vous de juger, pas moi. Ce qui est sûr, c’est que n’importe quel francophone comprendra ma traduction française, et n’importe quel créolophone haïtien comprendra sans problème ma traduction kreyòl. Il est dommage que l’on ait fait appel à Google pour une traduction sans relire le produit fourni par la machine automatique de cette compagnie. Je suis sûr que c’est ce qui est arrivé à Mme Sept. Mais je suis sûr aussi qu’elle en tirera toutes les conclusions.

Malgré les grands progrès réalisés par les machines automatiques dans le processus de traduire d’une langue-source à une langue-cible, la traduction pose encore d’immenses problèmes. Les machines automatiques n’arrivent pas à se débarrasser tout à fait des vieilles méthodes reposant sur l’équivalence entre mots de chaque langue. Or, une dimension fondamentale du fonctionnement des langues humaines consiste dans les subtilités de l’organisation syntaxique propre à chaque langue, subtilités qui se révèlent d’une grande complexité pour les machines automatiques. Néanmoins, les brillantes avancées réalisées dans les nouveaux programmes de recherche  en intelligence artificielle ainsi que les progrès accomplis en linguistique formelle ont permis aux chercheurs de faire des pas de géant dans le domaine de la traduction automatique. Selon Crystal (1987), on s’achemine de plus en plus vers « a recognition of the need to devise techniques of human / machine collaboration, in order to get the best results from both. » (une reconnaissance du besoin de mettre en place des techniques de collaboration entre les humains et les machines, dans le but de tirer les meilleurs résultats des deux.) [ma traduction].

Ceci dit, est-il vrai que « traduire, c’est trahir » ? Dans quelle mesure le traducteur est-il capable de rendre exactement la pensée exprimée à partir d’une langue-source vers une langue-cible ? L’exacte équivalence entre la langue-source et la langue-cible reste évidemment hors de portée des traducteurs. Les langues ne voient pas la réalité de la même manière et l’expriment selon des structures syntaxiques et lexicales qui ne sont pas correspondantes. Certaines particularités sont pratiquement impossibles à rendre, telles le rythme d’une phrase ou d’un vers, les jeux de mots, les rimes, les allusions culturelles, etc. De plus, le traducteur doit posséder une parfaite appréhension du domaine discuté dans la langue-source afin de pouvoir rendre le plus exactement possible les différents termes de la discussion et des arguments avancés. Et, bien sûr, il doit maitriser aussi bien la langue-source que la langue-cible, sans parler des expressions idiomatiques. Malgré tous ces obstacles,  la traduction n’est pas une tâche impossible. Elle est clairement très difficile, mais de tout temps, les hommes l’ont toujours pratiquée, peut-être pas toujours avec succès, mais assez pour nous faire comprendre.     

Références citées:

David Crystal (1987) The Cambridge Encyclopedia of Language. Cambridge: Cambridge University Press.

Laurent Dubois (2012) Haïti. The Aftershocks of History. New York: Metropolitan Books/ Henry Holt & Company.

Adam Hochschild (2012) Tragic Island.. Review of Laurent Dubois (2012) in : The New York Times Book Review, January 1, 2012, pgs 1 & 8.

Hugo274@aol.com

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