Monday, May 6, 2024
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Que peut la littérature en Haïti ?

Commentaires sur «Failles», récit de Yanick Lahens Sabine Wespieser, éditeur 2010 Peu d’écrivains haïtiens ont laissé passer cette occasion douloureuse du 12 janvier 2010 pour crier leur horreur et leur souffrance devant la catastrophe qui s’est abattue ce jour-là sur Haïti. Certains ont écrit des poèmes, d’autres des romans, d’autres encore des récits ou de courtes histoires dans des ouvrages collectifs.

La contribution de Yanick Lahens (Failles), est un récit émouvant de bout en bout mais magistralement contrôlé par l’auteur qui en profite pour réfléchir sur la littérature en Haïti, sur l’acte d’écrire, sur la faille géologique qui a provoqué le séisme du 12 janvier 2010, mais aussi sur les autres failles tout aussi destructrices qui minent la société haïtienne, la politique haïtienne, les rapports linguistiques haïtiens depuis de longues années. Le texte de Lahens se signale aussi à l’attention du lecteur par sa puissante et directe intertextualité : tout au long de Failles, il y a non seulement des retours à La couleur de l’aube, (Prix RFO 2009) le texte qui précède Failles, mais aussi des esquisses de Nathalie et Guillaume, les deux personnages principaux du roman que projette d’écrire l’écrivain.

L’un des thèmes principaux que développe ce récit de Yanick Lahens est celui-ci : face à ce désastre qui frappe mortellement la société haïtienne, que peut la littérature ? De quel pouvoir disposent les mots pour faire échec au malheur qui cette fois ne connait pas de limites ? Comment l’écrivain va-t-il s’y prendre pour chasser le mal qui s’acharne sans répit sur cette société ? Lahens écrit ceci : « Quels mots font le poids quand les entrailles d’une ville sont retournées, offertes aux mouches qui dansent dans la pestilence ? Quels mots font le poids face à des hommes et des femmes têtus, forcenés de vie, qui dans la poussière et les gravats de la mort s’acharnent à réinventer la vie de leurs mains ? » Et plus loin, elle dit : « Comment donner à la littérature sa part et sa part belle ? » « Face au malheur, comment faire littérature ? »

Le premier chapitre de ce récit s’intitule Il était une fois une ville. Cette ville, c’est Port-au-Prince à laquelle on a donné tant de noms, « Port-aux crimes », ou « Trou-Bordet », « Trou-aux-Vices », « Trou-aux-Assassins », « Trou-aux-Crimes » (cf. Mère-Solitude, d’Emile Ollivier) ; « Port-aux-Crasses » (cf. Le Crayon du Bon Dieu n’a pas de gomme, de Louis-Philippe Dalembert) ou encore « La république de Port-au-Prince » Toutes ces dénominations tendent à souligner le malheur, la malédiction qui semble inhérent à cette ville. Mais, cette ville et ses rues,  sont aussi le dépositaire de nos souvenirs, de notre mémoire, et d’une partie de nous-mêmes. Et sa destruction partielle en ce jour du 12 janvier 2010 nous a frappés en plein cœur. La description de cette destruction que nous  donne Yanick Lahens restera un morceau de poésie d’une beauté violente comme on en trouve rarement même dans nos contes les plus authentiques. « Le 12 janvier 2010 à 16 heures 53 minutes, dans un crépuscule qui cherchait déjà ses couleurs de fin et de  commencement, Port-au-Prince a été chevauchée moins de quarante secondes par un de ces dieux dont on dit qu’ils se repaissent de chair et de sang. Chevauchée sauvagement avant de s’écrouler cheveux hirsutes, yeux révulsés, jambes disloquées, sexe béant, exhibant ses entrailles de ferraille et de poussière, ses viscères et son sang. Livrée, déshabillée, nue, Port-au-Prince n’était pourtant point obscène. Ce qui le fut, c’est sa mise à nu forcée. Ce qui fut obscène et le demeure, c’est le scandale de sa pauvreté. » (pgs.12-13).         

L’auteure va au-delà de l’aspect purement géologique que recouvre le signifié du mot « failles » : « cassure des couches terrestres accompagnée d’une dénivellation tectonique des blocs séparés » (pg.31). En fait, toute l’histoire de ce morceau d’ile dévoile des chaines de failles « que nous feignons d’ignorer, dit Yanick Lahens, alors qu’ [elles] constituent des chaines mortifères, qu’ [elles] sont des lignes structurelles tout aussi meurtrières que les séismes. (pg. 32). Ces failles sont socio-économiques (et l’auteur en cite quelques-unes : « exode rural accéléré, paupérisation, dégradation de la production agricole et de l’environnement, chômage endémique. »), historiques (la fameuse dichotomie esclaves bossales vs esclaves créoles aux origines de la formation sociale haïtienne avancée par des chercheurs tels le sociologue Jean Casimir et l’anthropologue Gérard Barthélemy, et relayée par Lahens pour expliquer la douloureuse et obscène exclusion sociale qui ronge la société haïtienne depuis deux cents ans environ), linguistiques (l’ambiguïté de la situation linguistique de l’intellectuel haïtien devant faire face en Haïti à « l’exil de l’écriture dans une société encore orale, celui de la langue française et celui de la distance avec la culture populaire rurale et aujourd’hui urbaine. » (pg. 130). Difficile de comprendre la profondeur de la catastrophe du 12 janvier sans passer par l’analyse de ces autres failles historiques, socio-économiques, linguistiques.

Lahens a choisi de dire le séisme d’une manière personnelle sans passer par le truchement de la fiction. Elle a cependant pris le soin de ne pas révéler certains noms de victimes en les désignant uniquement par leurs initiales bien que quelques-unes de ces initiales soient relativement repérables par ceux qui ont appris par la presse les circonstances du décès des victimes. Grâce à ce mode d’exposé, l’écrivain peut s’impliquer davantage dans la relation du séisme et des réflexions qu’il a pu lui inspirer. Ces réflexions ne sont jamais gratuites. Elles décortiquent le scandale de la pauvreté de Port-au-Prince « mise à nu » par le séisme et nous force à nous remettre en question. Mais, pourquoi faut-il que ce soit une tragédie de cette ampleur qui nous pousse à nous remettre en question ? D’ailleurs, dans quelle mesure Haïti, ses classes dirigeantes, ses classes dominantes, ses classes dominées, sa diaspora, ses intellectuels se sont vraiment remis en question ? Il est permis d’en douter en observant les priorités et les luttes implacables pour un pouvoir de plus en plus fragilisé qui se déroulent devant nous.  La société haïtienne peut-elle vraiment changer ? Comment ? Qui peut réaliser ce tour de force ?

Vers la fin du récit, Yanick Lahens s’attaque à l’un des grands mythes qui circule dans le petit monde des intellectuels haïtiens et de quelques « amis d’Haïti » : « Haïti, un peuple qui souffre mais qui danse, chante, peint et écrit un français formidable. » Courageusement, elle affirme au contraire que « la production artistique ne nous sauvera pas. » Et ajoute : « Le moment historique demande autre chose. Un projet de société. Une autre manière de faire de la politique, de produire, et de tisser de nouveaux rapports entre les gens. Il faudra sauvegarder le patrimoine et accompagner les artistes. »

Mais, comment y arriver ? Avec Haïti, on a l’impression d’avoir tout essayé mais, en même temps, la réalité qui est présente devant nous semble crier le contraire et nous faire comprendre que rien n’a été tenté.

Le dernier chapitre du texte de Lahens s’intitule « Je ne sais pas encore ». Il est bref, à peine dix lignes. L’auteur esquisse une nuit d’amour qui va s’enclencher entre Guillaume et Nathalie dans une salle sur les hauteurs de Pacot. Guillaume et Nathalie sont les deux protagonistes du roman que projette d’écrire l’auteure mais elle ne sait pas encore ce qu’il adviendra de leur histoire. La littérature réserve des surprises même à ceux dont c’est le métier d’en produire. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles on écrit de la fiction. C’est peut-être le pouvoir de la littérature.

Contacter Hugues St. Fort à :Hugo274@aol.com 

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